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Dark City



Je le savais bien en arrivant que j’aurais envie d’écrire quelques lignes sur Beyrouth. Je le savais aussi en arrivant que je sortirais mon appareil assez souvent. Des photos, j’en ai pris plein ces derniers jours. Ça a commencé sur les hauteurs de Rabieh. Genre vue plongeante sur Beyrouth by night. Un premier clic, presque en automatique comme l’aurait fait un téléphone portable. Et je me suis aperçu que l’image était bien trop lumineuse pour être honnête. J’ai changé les réglages pour essayer de capter ce que l’œil humain voit réellement. Le constat était sans appel: on est loin du bling-bling, de la montagne qui scintille et de la ville lumière, Beyrouth vit dans les ténèbres.

Des photos, j’en ai donc pris une petite tonne en près d’une semaine. Mais il fallait bien en choisir une pour commencer ce post. J’aurais pu en garder une avec des poubelles puisqu’on ne parle que de ça – sous forme de rivière ou sous forme de suspension dans les arbres en fleurs. J'aurais pu en garder une autre avec, dans le même cadre, une vieille bâtisse abandonnée et un gros chantier bien gras derrière. J’aurais pu garder ce vieux qui fume son narguilé. J’aurais pu garder ces flics qui ne foutent rien sur le carrefour près de mon ancien chez moi. J'aurais pu...

Beyrouth est déchirante, pour reprendre le mot d’une Libanaise que j’aime et qui a choisi l’exil il y a quelques années. Déchirante car oui, cette merde, ce bordel, cette pollution, tout ça est bel et bien abject. On s’envoie dans les poumons un air aussi immonde que les eaux usées rejetées chaque jour dans la mer. La peau ici devient jaune. Et, malgré tout, reste ici quelque chose que je ne trouve pas ailleurs. Ça tient surtout dans les gens, dans cette spontanéité qui manque cruellement à ces Parisiens si persuadés que la gestion de leurs «créneaux horaires» est une affaire d’Etat. Bande de glands. Ça tient dans ces amis qui sont restés, par choix ou par contrainte. Sans ces visages croisés deux minutes ou toute une soirée, l'expérience ne serait pas la même.


Et parmi eux, ce midi, je suis passé voir Michel à la librairie El Bourj. Il y a moins d'une semaine, son petit mot si touchant a fait le tour (libanais) de Facebook: il met la clé sous la porte. Aventure terminée. Il s’était installé ici en 2003. Une époque où le centre-ville, même en carton-pâte, vivait bien. Aujourd’hui, c’est un vaisseau fantôme, bunkerisé. Un poumon victime des mafias au pouvoir. Amis touristes, tant que Beyrouth ressemblera à ça, passez votre chemin. Et ne sortez surtout pas vos appareils photos, tous les cons du pays ont horreur de ça. Donc... Michel ferme boutique. A cause de tout ça, à cause de la "situation" comme on dit "les événements" pour parler de la guerre. Il partira peut-être vers le Canada, peut-être restera-t-il ici, tiraillé entre une génération qui est déjà partie et une autre qui ne partira plus.

Comme il y a une dizaine d’années quand Dédicace avait tiré le rideau (pour ceux qui s’en souviennent), on va être triste de perdre un lieu de culture, une parcelle d’intelligence, une de ces rares librairies qui ne vend pas le livre au kilo. Puis on oubliera. Puis, comme depuis trop longtemps au Liban, la nature remplacera bien vite le vide ainsi créé par du médiocre. Les «dark ages» modernes. Les ténèbres ne tiennent pas qu'aux ampoules éteintes des réverbères.

Et puis voilà. Chaque matin, une fois que les rues trop sombres sortent des limbes, il y a la lumière. Elle me ferait presque tout oublier.

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