
Kiev, Paris, Londres. En novembre, j’ai eu la chance de jouer à la toupie entre ces trois villes. Trois villes qui ont en commun l’Europe, mais dans des vertiges différents. La première rêve d’y entrer, la deuxième et la troisième sont en train de se tirer une balle dans le pied, chacune à sa manière.
Ces parallèles sont tellement frappants. Il y a trois semaines, j’étais à Kiev, sur Maïdan Nézalejnosti (aka place de l’Indépendance). A l’hiver 2013-2014, des Ukrainiens sont morts sur cette vaste esplanade, descendus par des snipers du haut de l’Hôtel Ukrayina. Cinq ans plus tard, les habitants de Kiev rendent quotidiennement hommage à ces hommes et ces femmes qui sont morts pour ne pas avoir voulu courber l’échine devant le «grand frère russe» (je n’aime pas trop l’expression d’ailleurs, un peu comme la «grande sœur» pour la Syrie vis-à-vis du Liban). Aujourd’hui en Ukraine, même les plaques numéralogiques des voitures réclament de se mettre à l’heure européenne. Elles ont déjà leur petite bande bleue à gauche qui n’attend qu’une chose: leurs 12 étoiles jaunes. A Kiev, la grande place – si symbolique de la révolution de 2013 – revendique ouvertement son «européanité». Et elle n’oublie pas. De grands panneaux explicatifs (voir ci-dessous en photo) racontent les «événements» de 2013 et de 2014. Les photos et les noms des victimes sont partout. A Kiev, on crève d’envie de faire partie de l’Europe. Au sens premier du terme. Parce qu'ici, l’Europe a du sens.



A 3 heures d’avion de Kiev, les pavés de Paris étaient en feu le week-end dernier, des Champs-Elysées à la place de la Bastille. Désolé, je n’ai pas pris de photos ce jour-là, j’ai fait une rencontre totalement imprévisible avec un physicien nucléaire, j’y reviendrai une autre fois. Bref. Une partie de la France, habillée tout en jaune, criait son ras-le-bol face aux taxes, face au pouvoir jupitérien de Macron, face aux fins de mois qui commencent le 15. Entre colère et larmes aux yeux, la grande majorité de ces manifestants était évidemment sincère, il faudrait vivre sur une autre planète pour ne pas le voir et le comprendre. Sans surprise, leur mouvement s’est fait torpiller de l’intérieur, par des casseurs et par des volontés exogènes. Les "premiers opposants à Manu" – de droite comme de gauche – en ont profité pour bomber le torse, et fourbissent leurs armes en vue des prochaines élections… européennes du printemps 2019. Eux ne veulent pas de l’Europe, de ce qu’elle représente et de son fonctionnement. Pour le fonctionnement, je veux bien comprendre, le diamètre des concombres, on s’en tamponne le coquillard. C'est comme pour Photoshop: trop de technocratie tue la technocratie. Mais face aux populismes des pays voisins et à nos populismes intérieurs, il est aujourd’hui plus qu’urgent de sauver le soldat 'Europe'.
Mon frère et moi avons grandi avec un père qui nous a maintes fois répété notre chance de ne pas avoir connu la guerre, lui qui sait ce que c’est qu’une enfance bousillée par la xénophobie. La guerre en Europe, je veux dire. Celle en bas de la rue. Jeune adulte, j’ai regardé celle des Balkans à la télé, sans vraiment prendre conscience que le drame se jouait à vingt heures de route de chez moi. Adulte, en 2006, j’ai vécu et couvert une courte guerre au Liban, pour assister ensuite au coup d’Etat permanent du Hezbollah et de ses cache-sexes. Aujourd’hui, je scrute les infos venues d’Ukraine, de l’Est de ce pays où des gens meurent tous les jours dans l’indifférence générale, de cette Crimée annexée sans que personne ne trouve rien à redire, de cette mer d’Azov où s’est jouée cette semaine une invraisemblable partie de touché-coulé entre marines russe et ukrainienne. A 45 ans, je réalise réellement ce que mon père voulait dire. L’Europe (de l’Ouest) n’a pas connu de conflit XXL depuis 1945, et j’espère que mes propres enfants auront la même chance que moi. Et ça, c’est en grande partie à l’Europe que je le dois. Pas à Macron. Surtout pas à Mélenchon ou à Le Pen. Surtout pas à ces partis qui ont le crachat un peu trop rapide à mon goût. J’aimerais tant qu’il y ait une vraie troisième voie. Ou une sixième République porteuse de sens, car le changement de régime est clairement au bout de la route.
Et puis Londres… Lundi dernier, je slalomais entre les voitures à un feu rouge et j’ai vu la fameuse bande bleue des plaques d’immatriculation. Les Londoniens devront bientôt gommer ces 12 étoiles européennes que les Ukrainiens rêvent d’imprimer. Dix minutes plus tard, je longeais le Parlement britannique quand je suis tombé par hasard sur une grosse poignée de Londoniens anti-Brexit, brandissant le double drapeau UK-UE, invectivant leurs représentants pour revenir sur le processus de retrait, à coups de «Bollocks to Brexit!». La veille à Bruxelles, Theresa May venait en effet de conclure son deal avec ses futurs ex-partenaires. J’ai discuté avec l’un des manifestants, tellement fier que son pays soit ancré en Europe. Il était à la fois anxieux et confiant pour l’avenir. «J’espère qu’il y aura un nouveau référendum car de toute façon, dans 10 ou 15 ans, on reviendra en Europe, les jeunes d’aujourd’hui sont largement pour, et ce sont eux qui dirigeront le pays. Pourquoi se compliquer la vie comme ça maintenant? Tout ce scénario est ridicule. Et à qui ça profite? Qui est derrière tout ça? Les Russes évidemment. Ils veulent nous diviser pour mieux régner, et ils savent très bien y faire.» Hasard du calendrier, deux heures plus tôt lors du forum Russia-UK qui se tenait au QEII Centre, des chefs de (très grandes) entreprises russes disaient ouvertement que le Brexit était surtout synonyme d'un retour aux relations bilatérales directes avec le Royaume-Uni en court-circuitant l'Europe (et ses potentielles sanctions), et donc synonymes d’opportunités pour eux… Les enjeux financiers sont colossaux. Money money money. A croire que c'était fait exprès.


L'Europe a été prise pour acquise, si bien que les Français n’en veulent plus. Suivant le mot d’ordre de partis politiques sans vision, ils voteront probablement en majorité pour des candidats anti-UE. Ou bien s'abstiendront-ils encore davantage qu'ils ne le font d'habitude, en mai 2019 au moment de voter pour les européennes. J’aimerais juste qu’ils regardent ces Britanniques qui vivent en plein holp-up permanent et qui aimeraient rester en Europe. C’est vrai, guys, fallait pas bouder les urnes lors du référendum de 2016! Triste leçon de démocratie. J’aimerais qu’ils écoutent les Ukrainiens qui ne rêvent que d’une chose: pouvoir brandir eux aussi ce beau drapeau bleu à étoiles jaunes. Comment prendre conscience de tout cela quand on (sur)vit avec le SMIC, qu'on n'a pas les moyens de s'acheter un ticket de bus et qu’on n’est pas parti en vacances avec les gosses depuis des années? Je n’ai ni réponse ni solution. Mis à part commencer par éteindre BFMTV, et par regarder droit dans les yeux «the big picture». Car il va vraiment falloir ré-enchanter l’Europe. Et probablement ré-inventer le modèle français.
Mise à jour du 1er décembre 2018: j'avais raté la manifestation parisienne du 24 novembre, je n'ai pas raté celle du 1er décembre. A lire et à voir ici...
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