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Insulte, incultes et tumulte



Et à la fin, il n’en restera qu’un. Réalisé par Ziad Doueiri, L’Insulte représentera le Liban pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, le 4 mars prochain à Los Angeles. La belle nouvelle. L’extraordinaire nouvelle! Et ce n’était pas gagné: il a d’abord fallu que le film soit officiellement présenté par le ministère de la Culture libanais, et ça n’a pas été de la tarte, au pays des bâtons dans les roues et des peaux de banane. Ensuite, l’Académie des Oscars a dû faire le tri parmi 92 films soumis à son jugement dans cette catégorie. L’Insulte figure donc dans le Top 5 de l'année écoulée, le Liban tout entier devrait en être fier (mais non, ça, ce n’est pas possible, les pisse-vinaigres ont la dent dure à Beyrouth, voir digression plus bas).

J’ai eu la chance de suivre de près une partie du processus de création, des dernières réécritures du script à la sortie en salle, j’ai été témoin des nombreux aléas, des doutes de ses deux auteurs. Titré L’Affaire numéro 23 en arabe, ce film est donc le nouvel opus signé par un tandem qui n’a ni froid aux yeux ni la langue dans sa poche: Ziad Doueiri derrière la caméra (ci-dessus le 12 mars 2016 à Beyrouth lors d’une manif, en bas de la rue de Damas), également à l’écriture aux côtés de la scénariste Joëlle Touma.


L’Insulte est le 4e long-métrage de Doueiri, lui que j’avais découvert comme tout le monde en 1998 avec West Beyrouth. Il s’était auparavant fait la main auprès de Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, et de l’inénarrable Roger Corman de la Hammer. Tarantino, avec Reservoir Dogs, Pulp Fiction et Jackie Brown, je le savais déjà, mais Corman, je viens de le découvrir en lisant un magazine parisien il y a quelques jours. Trop fort. Bref. Fin de la parenthèse Z. Ces derniers mois, il s'est aussi essayé à un autre format, avec la série de Canal+ Baron Noir dont la seconde saison vient de débarquer cette semaine sur nos (petits) écrans.

L'Insulte est donc le 3e projet mené à bien en tandem avec la scénariste Joëlle Touma, après Lila dit ça en 2002 et l'adaptation de L'Attentat de Yasmina Khadra en 2012. De son côté, elle a aussi écrit le script de Just Like A Woman (sorti également en 2012) et travaille actuellement sur la 4e saison du Bureau des légendes d'Eric Rochant pour Canal+.

(Début de la digression)

A Beyrouth, Doueiri connaît ses amis. Et surtout ses ennemis, rances symboles des errances d'un Liban qui adore se replier sur lui-même. De ce Liban qui sera «le dernier pays à signer la paix avec Israël», de ce Liban qui bombe le torse galvanisé par ce BDS (Boycott Divesment Sanctions) qui se croit détenteur de la seule pensée valable dans le monde arabe. Mais attention, mine de rien, ce Liban-là est puissant: il domine le Parlement de la tête, des épaules et de la Kalach, il a ses petites fourmis propagandistes dans des «médias» comme Al-Akhbar ou Al-Adab, il a ses preux chevaliers, drapés dans leur mélange bien à eux de supériorité et de droiture, comme Pierre Abi Saab ou Samah Idriss, fiers de leur pouvoir de nuisance. Ce Liban-là s’étrangle à la moindre évocation d’Israël (pardon, de la Palestine occupée). Ce Liban-là ne supporte pas d’entendre d'autres arguments que les siens, à commencer par l'idée de dissocier la culture de la pseudo politique étrangère du pays. Parce que, figurez-vous, le Liban possède un ministère des Affaires étrangères (si si, sans déconner). Cette belle bande de baltringues me ferait presque rigoler si jamais elle n’avait pas, en réserve, de (très) mauvais tours dans son sac, ne voyant aucun souci à laisser ses sbires appeler au meurtre contre des gens comme Doueiri. C’est simple: soit vous êtes dans leur camp, soit vous méritez la potence. J’ai vécu ça moi-même, dans les deux sens. En 2006, parce que je faisais mon boulot de journaliste en témoignant des crimes de l’armée israélienne pendant la Guerre de juillet, j’ai été estampillé pro-Hezbollah, donc dans le camp des gentils. En 2008, parce que je faisais mon boulot de journaliste à Dahyeh sans demander la permission au Hezb – je n’ai jamais aimé demander la permission à une quelconque milice, considérant que la banlieue sud fait elle aussi partie de l’Etat libanais –, j’ai été arrêté car soupçonné de collusion avec Israël. Donc dans le camp des méchants. Je connais la chanson. Pour moi, ces gens-là se foutent éperdument du Liban, leur agenda est ailleurs.

Depuis des mois, Doueiri est leur cible favorite parce qu’il a tourné L’Attentat en Israël, lui le Libanais. Le crime ultime, quoi. Rappelons au passage que la censure officielle de la Sûreté générale à Beyrouth avait donné son bon de sortie pour le film au Liban. Rappelons aussi – à mes amis résistants – que les chiites du Sud avaient lancé des grains de riz en guise de bienvenue sur les chars de Tsahal, lors de la première invasion israélienne, car ils en avaient marre de ne plus se sentir chez eux à cause des exactions des Palestiniens sur le territoire libanais. Pardon pour la parenthèse, ça me démangeait, mais ce genre de rappel historique me semble toujours pertinent. Bref, la chasse aux sorcières 2.0 continue. Regardez la campagne contre la journaliste Hanin Ghaddar. Regardez comment ces asticots se sont mis à frétiller parce que Gal Gadot (la starlette israélienne de Wonder Woman) a été habillée par le couturier libanais Elie Saab lors d'un wall of fame. Cette poignée d'illuminés est donc plus royaliste que le roi. Ces rabougris du trognon savent monopoliser le débat public, il faut bien leur reconnaître ce talent. On ne parle que d’eux. Que les crimes perpétrés au Liban (et en Palestine) par l’Etat d’Israël ne passent pas par pertes et profits, et soient un jour jugés pour demander réparation, on est tous d’accord là-dessus. Faudrait faire la même chose pour les crimes du régime syrien, soit dit en passant. Mais il faudra bien qu’un jour l’intelligence prime sur les réflexes (au Liban comme en Israël). Le problème avec les anti-Israéliens, c’est que plus ces pseudo gauchistes – qui roulent en Mercedes – s’agitent en beuglant (et inversement), plus ils me donnent envie de les contredire et d’aller passer mes prochaines vacances à Eilat.

(Fin de la digression)

Bon. Au-delà de la polémique autour du réalisateur, il y a un film. Un film libanais. Un film libanais bien écrit. Un film libanais bien écrit, intelligent et superbement troussé. C’est rare de pouvoir écrire ce genre de phrase car les trois sont rarement réunis. L’histoire met donc aux prises deux hommes que tout oppose: Tony, un garagiste libanais qui écoute en boucle les discours de Bachir Gemayel, et Yasser, un chef de chantier palestinien qui aime le travail bien fait (superbe Kamel el-Bacha, primé au festival de Venise en septembre dernier). Un problème de gouttière, une insulte, un coup de poing, deux cotes cassées, un procès et c’est tout le pays qui s’enflamme. C’est là la force du scénario: tout y est crédible car un dérapage comme celui décrit par les auteurs pourrait très bien se produire. Les étincelles sont si faciles à provoquer au Levant.

Pour une fois qu’un film libanais ose aborder un sujet qui fâche (vraiment), il serait dommage de bouder notre plaisir. Au pays des problèmes non-réglés, je voudrais donc la «question palestinienne». Les années 69-75 qui ont vu les combattants palestiniens confondre le Liban avec une succursale – que les islamo-socialo-progressistes me pardonnent – ont écrit à l'avance les premières lignes de la guerre libanaise. Ont suivi de véritables massacres, dans les deux sens, menés par des milices chrétiennes ou palestiniennes contre des civils, à la Quarantaine, à Damour... Chaque massacre répondant à un autre massacre. C’est donc bien, voire utile d’un point de vue civique, de laisser le cinéma s’approprier cette période de l’Histoire et les crimes perpétrés pendant la guerre puisque le pouvoir politique en est incapable. L’Insulte parle de blessures et de souffrance, de part et d’autre. Tony et Yasser sont des victimes, chacun à sa manière. Ils représentent les victimes et les bourreaux à la fois. C’est là où le scénario est brillant: le film donne la parole à ces vérités qui s'entrechoquent, qui se percutent, il remue les tripes sans prendre partie. Il fait réfléchir. Et c’est peut-être là le plus embêtant pour mes amis asticots: à Beyrouth, ces chers défenseurs de la vertu – qui roulent en Mercedes mais aussi en BMW – ne veulent surtout pas que le peuple réfléchisse. C’est la règle, faut boycotter. Ignorance is bliss, comme toujours.

Prenez deux minutes pour regarder la bande-annonce ci-dessous, elle donne une belle idée de la tonalité du film.


Dans sa forme, L’Insulte a aussi de la gueule. Primo, il a été tourné au Liban et non au Maroc ou en Jordanie. Rien que pour ça, chapeau. Le truc, c'est que le public ne peut pas se rendre compte du (long) parcours du combattant pour pouvoir tourner in situ. Et sur ce point, les autorités libanaises semblent complètement schizos: aussi promptes à arrêter le réalisateur à son arrivée à l’aéroport (le 10 septembre 2017) que généreuses pour lui fournir flics, soldats et matériel de toute sorte lors du tournage des scènes d’émeutes sur le Ring à l'été 2016. Secundo, la réalisation ne laisse rien au hasard. J’ai rarement vu Beyrouth aussi bien filmée au cinéma, je pense en particulier aux plans aériens shootés à bord d’un hélico de l’armée libanaise, et aux scènes nocturnes. Ici, c'est Beyrouth les gars! La mise en scène, elle, est percutante (à l’américaine diront certains), mais la caméra sait aussi flirter avec les acteurs, elle permet au spectateur d’entrer dans leur intimité. Lors des scènes entre Tony, sa femme et leur bébé. Ou bien celle où Tony dépanne Yasser dont la Volvo toussote sur le parking du palais présidentiel (Baabda étant hors de portée, la Résidence des pins a servi de décor pour cette jolie scène). Doueiri montera-t-il sur la scène du Kodak Theater en mars pour recevoir sa statuette dorée? C’est tout le bonheur que je lui souhaite.

Le film débarque donc sur les écrans français à partir du mercredi 31 janvier, dans 8 jours pile poil, soit quatre mois après sa sortie au Liban. Alors dites merde aux cons, et allez-y. Pour une fois qu’un film libanais ne ressemble pas à une pub de la MEA.


Crédits photo: David Hury


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