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Outland.
Paris, 2016.

  – Au moins, on sait que ce n’est pas un meurtre.

  – Ah bon?

  – Ça doit être un suicide, m'a affirmé Ballard, mon bras droit.

  – Pourquoi? Il a laissé un mot?

  – Pas que je sache.

  – Alors comment savez-vous que c’est un suicide?

  – C’est la seule explication. On ne peut pas forcer quelqu’un à plonger dans une broyeuse-bétonneuse en pleine action.

 

Ils m’ont fait venir ici parce que je suis le meilleur dans mon domaine. Ils ont dû mettre un gros paquet de pognon pour me débaucher de la division anti-narco de New York et pour me faire venir dans leur putain de désert. Ça fait deux mois maintenant que j’ai débarqué, et je ne suis plus tout à fait sûr d’avoir bien fait d’accepter. J’ai de plus en plus l’impression d’avoir sauté à pieds joints dans un piège. Je me souviens de mon arrivée, après un interminable voyage. De ce moment précis où le sas du fuselage s’est ouvert et où j’ai découvert la lumière de cet endroit pour la première fois. Elle est unique en son genre, ça, vous pouvez me croire. De petites navettes partaient de la piste d’atterrissage pour rejoindre le terminal nº3. Moins d’une heure plus tard, je découvris mon bâtiment de service. Je suis resté quelques secondes sur ce parvis couvert, devant la grande façade, face à cette structure décharnée comme un squelette apparent, ces tubes de verre comme des vaisseaux sanguins. On aurait dit un corps dépourvu de peau et de muscles. J’ai souri en me disant qu’ils avaient oublié de faire dans le saillant quand ils avaient commencé à construire cet endroit il y a une vingtaine d’années. Mais bon, le plus important, c’est qu’ils avaient fait en sorte que ça tienne le coup.

 

Les autorités m’ont fait venir ici parce que je suis le meilleur dans mon domaine même si pour l’instant, les résultats obtenus ne sont pas ceux escomptés. Je dois bien le reconnaître. La politique locale, c’est tolérance zéro. Pas d’armes à feu, pas de violence, pas de drogue. Il n’y a pas le choix de toute manière. Quand elles sont venues me recruter, les plus hautes autorités ont été très claires là-dessus. Les grands pontes m’ont fait venir pour mettre à jour un trafic. Et y mettre fin. J’excelle dans ce domaine, j'ai du flair pour ce genre de choses. Ils connaissent déjà les consommateurs, ils veulent maintenant remonter à la source. Faut dire que le taux de mortalité parmi les ouvriers est devenu trop important. Vingt-huit morts lors des six derniers mois. Ça fait mauvais genre surtout qu'ils font tout pour faire croire que leur aventure est le paradis sur terre. Et c’est de plus en plus compliqué d’étouffer l’affaire. Tout le monde en parle et personne ne sait comment la drogue arrive à passer cette frontière paraît-il infranchissable. Ni comment elle arrive dans les organismes des victimes. Personne ne sait. Et moi, je suis payé pour savoir.

 

Je m’appelle William. J’ai 51 ans. J’ai toujours été flic, je ne sais faire que ça. Mais cette mission sera la dernière de ma carrière. J'ai trop sacrifié, ce métier m'a trop pris, à commencer par ma femme Carol et mon fils Paul. Ça a toujours été plus fort que moi, je n'ai jamais voulu m'avouer vaincu. Mais voilà, en me regardant le matin dans la glace, je commence à comprendre. Comprendre ce que mon mentor m’avait dit il y a presque trente ans: que dans le fond du fond, je ne sers pas à grand chose, que ma fonction est sans fin, que les petits bad guys auront toujours une envie d'avance. Et que les vrais malfaiteurs ne sont pas ceux que nous mettons à l’ombre ou que l’on bute à la fin d’une course poursuite. Tout ça n’a finalement plus d’importance. Aujourd’hui, à mon âge, il n'y a qu'une chose qui me fasse vraiment peur: me dire que je ne reverrai peut-être jamais le monde réel. Celui de mon enfance. Que je vais peut-être rester coincé ici. Mais personne ne doit s’en douter. Alors je donne le change. Je joue mon rôle. Je suis aussi payé pour ça.

 

Quand ils me croisent, les gens savent tout de suite qui je suis. Mon uniforme ne laisse pas de place au doute. Ce matin, j’ai enfilé l’un de ceux qui n’était pas encore sorti de son nylon d’origine. On y distingue encore les pliures dans le coton. Ou dans cette matière synthétique qui imite si bien la douceur du coton. Forcément, rien ne pousse dans ce milieu hostile. Tout est artificiel ici.

 

Vers 19 heures, en montant dans ce qui nous sert de métro, j’ai cherché du regard une place assise. Des dizaines d’yeux se sont posées sur moi. Ce genre de choses ne m’a jamais dérangé. Au contraire, j'y prends un certain plaisir. Je reste froid, j’aime sentir leur gêne. Quand ils se sentent coupables, sans savoir de quoi d'ailleurs, rien qu’en me voyant. Je me suis assis et ai commencé à fixer un homme d’une quarantaine d’années. Les cheveux impeccables, les ongles bien faits, il en était presque suspect. Je l’imaginai ingénieur, ou un truc dans le genre. Il n’y a que des étrangers ici, tous spécialistes ès quelque chose. Son visage émacié était comme refermé sur lui-même. J’ai senti un mélange de tristesse et de soulagement dans son regard, comme s’il avait le cœur lourd d’avoir laissé femme et enfants loin derrière lui pour venir ici, attiré comme tous les autres par un bon salaire et par les putes bon marché que sa compagnie lui permettait de se payer. Comme tous ces Anglais ou ces Russes qui sont intimement persuadés d’être essentiels à l’avenir de l’humanité.

 

A l’approche de la station suivante, le métro s’est mis à décélérer. Une voix a annoncé le nom de la station. Quelques jours plus tôt, celle-ci avait été rebaptisée au nom d’un des plus grands consortiums opérant ici: la Con-Am. Je trouve ça moche moi, que les stations se transforment en panneaux de pub. «C’est la tendance», m’a dit Ballard, lui qui m’avait filé un coup de main pour mon installation. «De toute manière, qu'est-ce qu'on en a à foutre, il n’y a pas de noms historiques puisqu’il n’y avait rien ici avant qu’on arrive. Alors pourquoi ne pas faire payer ceux qui ne savent plus quoi faire de leur pognon? Moi je trouve ça malin», m’avait dit le jeune homme, fier de son bon sens. Juste avant que la rame ne redémarre, plusieurs personnes sont montées à bord. Un homme beaucoup plus jeune que mon ingénieur a attiré mon attention. Il avait la combinaison épaisse de l’ouvrier de base, et un casque à la main. Très étonnant de le voir ici avec cet attirail. Dans cette ville nouvelle, les ouvriers ne prennent pas le métro, ils le prolongent. Hectomètre par hectomètre. Eux ont leurs propres moyens de transport, totalement souterrains. Comme ça on ne les voit pas. Ils ne se mélangent pas aux autres, ils n’en ont d’ailleurs pas le droit, comme si on leur avait confisqué leur vie. Ils ont leur monde à eux où ils vivent cloîtrés, dormant les uns sur les autres dans des sortes de cages. D’une certaine manière – et c’est plutôt absurde de dire ça comme ça –, nous ne vivons vraiment pas sur la même planète, eux et nous. De l'ouvrier resté planté de trois quarts face à moi, tête baissée, j’ai essayé de percer le regard. Pour voir si le blanc de ses yeux avait viré au jaune orangé. Comme ceux des précédentes victimes. Le blanc des yeux, c’était le deuxième symptôme.

 

Le premier passait plutôt inaperçu. Je crois même qu’il arrangeait pas mal de monde en fait. Progressivement, les ouvriers se mettaient à travailler mieux. A travailler plus, je veux dire. Plus longtemps, sans se fatiguer, sans rechigner, pour la même paye de misère. Ils construisent de nouveaux quartiers à une vitesse incroyable, ils supportent tout, comme des bêtes de somme, surtout ces températures abyssales qui ne sont pas faites pour le corps humain. Ils respectent des cadences infernales. Les chantiers avancent au-delà de toute espérance. Mais ils meurent bien trop vite. De manière spectaculaire par-dessus le marché, comme si toutes leurs barrières morales disparaissaient. Et je suis convaincu que ce qui ressemble à des suicides n’en est pas. C'est le genre de décès dont on cause entre collègues, sans que cela n’émeuve outre mesure. Ici, aucun proche ne viendra réclamer des comptes. Et encore moins des corps. Ces ouvriers ne sont que de la chair à chantier. Et puis il est rare de les retrouver en un seul morceau quand ils disparaissent.

 

En fait, j’ai commencé à suspecter ma hiérarchie directe – pas les propriétaires qui m’ont fait venir, mais ceux un cran en dessous, ceux qui font tourner la machine – quand le Dr el-Azar m’a montré les rapports d’analyses effectuées sur le premier cadavre sur lequel j’ai pu mettre la main. Elle qui était plus habituée à prescrire des tranquillisants et à vérifier que les prostituées n’avaient pas la syphilis, avait eu l'impression d'avoir découvert une nouvelle molécule. L'homme avait été pris d’une crise d’hallucinations, croyant voir des araignées lui grimper dessus et pénétrer dans cette combinaison étanche qu’il devait obligatoirement porter à cause des émanations chimiques dans cette partie du chantier. Il a tout enlevé, devant ses compagnons médusés. Empoisonnement instantané. Contamination cutanée purulente. Il a presque explosé sur pied. Le genre d’hallucinations provoquées par une surdose d’amphétamines. En fait, j’ai commencé à suspecter mes supérieurs en me mettant à leur place. J'ai fait un calcul simple: je me suis dit que cela devait probablement leur coûter moins cher de renouveler fréquemment une main d’œuvre qui se tuait à la tache plutôt que de garder une même main d'œuvre ronronnant au travail. Je le sais, je ne dispose d’aucun chiffre réel concernant les arrivées hebdomadaires de nouveaux ouvriers. Je n’ai dans mes dossiers que ces chiffres officiels que j’ai rapidement mis en doute. Car la réalité est là: beaucoup arrivent sans qu'aucun ne reparte. Et puis j’ai vu de mes yeux les fours qui servent à se débarrasser de tout. Il n’est pas question de créer des déchets ici. C’est même l’un des fondements de la vie dans cet endroit. Tolérance zéro, déchets zéro, on crame tout, sans vraiment se soucier de la pollution atmosphérique. Pas besoin de s’emmerder avec ce genre de considération. Ici, on vit de zone fermée en zone fermée. Hors de question de mettre le nez dehors de toutes façons. Tout peut disparaître. Nos tonnes d’emballages en plastique comme les corps de ces malheureux.

 

Durant mes premières semaines, j’ai vite compris que c’était impossible de fabriquer cette drogue localement. Elle devait forcément être importée. J’ai donc mené l’enquête, au principal terminal. Je n’y ai rien trouvé. Impossible de comprendre comment cette drogue peut entrer avec le système de sécurité actuel. Comme si elle transitait ailleurs. Ou que plusieurs de mes collègues ferment les yeux sur certains containers. J’ai de plus en plus l’impression que l’on se sert de moi, que l’on m’utilise pour faire croire aux administrés que les autorités prennent vraiment le sujet au sérieux. Ce trafic d’euphimol polydichlorique, cette saloperie d'EPD, doit bien être rentable pour quelqu’un, sinon il n’existerait pas. Et j’ai l’impression que les propriétaires ne se rendent pas compte de ce qui se passe réellement. Je ne pense pas qu'ils ferment les yeux, cela n’aurait aucun sens… Pourquoi m’aurait-il fait venir? J’ose croire qu’ils ne sont pas totalement stupides. En revanche, les échelons intermédiaires profitent sûrement de la situation. Et n'aiment pas beaucoup me voir fourrer mon nez là dans leurs petites combines.

 

Lors de l’enquête, j’ai eu accès à toutes les vidéos de surveillance, à toutes les écoutes de télécommunication. Tout est contrôlé ici, tout est enregistré, tout est stocké. A priori rien ne peut passer à travers les mailles du filet. Et pourtant, pas la moindre trace de petits trafics au coin de la rue comme j’ai pu en voir à New York pendant des années. La distribution se fait forcément autrement. Peut-être directement dans la bouffe que l’on distribue généreusement dans les réfectoires. Ou dans ces boissons sucrées au goût douteux que l’on sert à volonté un peu partout. Car ici, pas d’alcool. C'est interdit. Ça rend fou comme dans les grandes profondeurs, c’est bien connu. De toutes façons, qu’est-ce qu’on pourrait bien faire fermenter? De la poussière et de la caillasse, y’a que ça qui pousse autour de nous.

 

La rame s’arrête encore. Près de la moitié des passagers descend pour rejoindre la passerelle qui les ramène vers leurs quartiers. Là où ils pourront se divertir un peu, le temps de quelques heures, le temps d’oublier leur isolement, le temps de s’oublier un peu. Dehors, le ciel semble s’épaissir, comme si une tempête de sable se préparait. Ça me frappe d’un coup: je suis vraiment à des années-lumière du petit village des Highlands où j’ai grandi, de cette nature verdoyante que mon grand-père m’ordonnait de respecter. Tout est si différent ici. Mais qu'est-ce que je fous là? Les ouvriers aussi doivent se poser cette question. Doivent aussi avoir ce sentiment de déracinement. Cette envie de s'évader, de s'affranchir de ses peurs. Pas étonnant que le Dr el-Azar ait systématiquement retrouvé ces traces d’EPD quand les autopsies suivantes ont pu être réalisées. Cette putain de drogue vous fait oublier que vous n’êtes qu’un être extrêmement limité. Surtout dans un environnement pareil. Je me demande s’ils l’avalent délibérément ou s’ils l’ingèrent à leur insu. Ça changerait tout d’en avoir la preuve. Evidemment, je penche pour cette deuxième option. Celle qui va m’attirer des emmerdes malgré moi, je le sais par avance. Mes patrons sont de très gros cons, mais de très gros cons qui ont le bras long et quasiment droit de vie ou de mort sur moi. Dans le meilleur des cas, ils voudront acheter mon silence. Et je ne sais vraiment pas ce que je leur dirai. Les vrais incorruptibles, c'est bon pour les films. Je ne suis pas la star que je prétends être. Je ne suis qu'une grande gueule. Ils le savent peut-être s’ils ont eu mon dossier complet entre les mains. Dans le meilleur des cas, je ferai ce que je n'ai jamais fait, je me laisserai peut-être acheter et je partirai en fermant les yeux. Dans le pire des cas, ils ont déjà mis ma tête à prix.

 

Ah, c’est mon tour, ma station approche. Je rentre enfin chez moi. Enfin... si on peut appeler ça un "chez soi" tant tout se ressemble ici. Je ne sais pas ce que je vais faire de ma soirée. Je n’ai pas non plus l’embarras du choix. Ce sera écran ou écran. Et c'est parfait comme ça, j’ai envie d’oublier un peu ce trou à rats. Si ça se trouve, deux tueurs sont déjà à mes trousses et je ne verrai pas notre petit soleil se lever demain. La porte automatique du wagon s’ouvre devant moi. Juste au-dessus, je regarde le plan de la ligne de métro de New Paris. Au loin, de l’autre côté de la baie vitrée hermétique de la station, je devine la tempête de sable se rapprocher. Du sable rouge. Rouge comme le ciel. Rouge comme la planète.

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Très librement inspiré du film Outland de Peter Hyams (1981).

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