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La barricade de Hamra.
Beyrouth, 2010.

Il est bientôt minuit. Je vais enfin avoir un peu de répit. Dans ma rue, la bien nommée Hamra la Rouge, le silence est une denrée rare. Et là, tout semble calme, apaisé. Pour combien de temps, je n’en ai aucune idée. Ça a toujours été comme ça à Beyrouth de toutes façons. On ne sait jamais quand le silence laissera la place au chaos. Et inversement. C’est pour ça que tout le monde aime ma ville d’ailleurs. 

Après le combat de tous les instants qu’a été cette journée, ma barricade tient encore debout, mais elle ne résistera pas très longtemps comme ça. Il ne me reste que la moitié des cartouches emmagasinées la veille. C’est mon business, et il se porte plutôt bien. 

 

Bien tapi dans la pénombre de mon alcôve, je me demande si je reverrai un jour les cèdres de mon enfance. Je me souviens surtout du pin de mon grand- père qui se dressait derrière la maison, sur cette colline sombre. Il me racontait souvent l’histoire de ces gitanes qu’il avait rencontrées dans sa jeunesse, de leur parfum de vanille, quand il avait traversé le monde pour atteindre le cœur de l’Europe. Au temps où voyager ne se résumait pas à se laisser porter par les ailes d’un avion. Il me transportait avec les épopées qu’il avait lui-même vécues, à travers sa romance avortée avec la petite-fille du duc de Kent, à travers la tragédie d’une famille royale – de je ne sais quel pays aujourd’hui disparu – pour laquelle il avait travaillé quelques années avant que le vice-roi ne mette sa tête à prix pour un vol de bijoux dont il était, bien sûr, innocent. Ce n’était pas n’importe qui, mon grand-père. 

 

Ce soir, je vais essayer de me reposer un peu. Je le mérite bien. La rue s’est calmée. D’ici dix minutes, je me replongerai dans le livre que mon frère Aziz m’a prêté. Une drôle d’histoire qui se passe dans un monde imaginaire, à la fois futuriste et archaïque. Ça ressemble parfois à mon pays, je ne sais pas pourquoi... Quand j’ai quitté le héros hier soir, il était en mauvaise posture. Je me demande comment le pauvre Winston va s’en sortir. Je regarde ma montre: il est minuit deux. Au bout de la rue, j’aperçois un halo brillant qui ne me dit rien qui vaille. Je me penche un peu en avant, par-dessus ma barricade pour voir ce que c’est. Mais d’où je suis, impossible de distinguer exactement cette source de lumière. Il faudrait que je sorte, mais je n’ose pas. J’attendrai qu’elle disparaisse. Ce ne sont pas les gars courageux que l’on poste derrière les barricades de nos jours. 

 

Le temps file. J’ai envie d’une cigarette mais j’ai fini mon paquet peu avant le coucher du soleil. Je fouille quand même ma besace, au cas où. Je n’y vois rien, je laisse le bout de mes doigts parcourir mon petit bazar personnel. Coup de chance! Au toucher, je reconnais la forme, délicate et arrondie, du fuselage de ma tige. Une Davidoff. J’ai toujours trouvé cette marque très glamour. Un peu snob même. Quand j’en allume une, je m’imagine toujours confortablement assis, bien au chaud, dans l’imposant chesterfield qui trône dans la vitrine de la galerie de meubles près de chez moi. Mais pour me le payer, il faudrait que je change de business. 

 

Bon, c’est décidé, il ne se passera plus rien ce soir, je n’aurai plus de clients à cette heure-là. La nuit beyrouthine m’enveloppe lentement. J’espère que le jour se lèvera demain sur Hamra. 

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Nouvelle publiée dans Beyrouth sur écoute / Wiretapping Beirut (Amers Editions, 2011)

 

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