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L'Œil.
Beyrouth, 2010.

Je suis comme le trou de la serrure par laquelle personne n’ose regarder. Je rappelle trop de mauvais souvenirs. Celui de la guerre, la vraie, celle qui souille les corps et les âmes. Mais ça, ici, personne ne veut y repenser. Après toutes ces années, je suis encore là. Personne ne veut plus de moi. J’ai pourtant tant de choses à raconter.

 

Je commencerais volontiers par le jour où je suis né. Mon père se prénommait Ziad, mais il préférait que ses partenaires de misère l’appellent Al-Ain, l’Œil. Il avait à peine quelques poils sur le menton quand je l’ai transformé en père. Son commandant l’adorait car il était le meilleur dans son domaine. Avec lui, c’était le sans faute assuré. Ce qui a fait de lui un jeune homme sans cœur, au sang froid comme ces salamandres qui se cachent du soleil dans le moindre recoin. 

 

Seulement voilà, aujourd’hui, personne ne se souvient de lui. Sauf moi. Ziad est mort avant la fin de la guerre, bêtement, en tombant du 15e étage de la tour où il vivait et travaillait sept jours sur sept. Personne n’a jamais su précisément comment c’était arrivé. Même moi qui avais pourtant un magnifique point de mire sur ses fenêtres. Je ne devais pas regarder dans la bonne direction ce jour-là, à cette minute où il a basculé, où sa vie a basculé – et la mienne par la même occasion. J’aurais tant voulu qu’il me donne un petit frère, qui serait resté là, juste à côté de moi tout au long de ces années. Mais non. La vie est mal fichue. Alors tous les 15 mai, je me rappelle de lui, de son regard perçant, de son œil trop grand pour ce petit bout d’homme. 

 

Je suis donc né un 15 mai. Vers 1977 ou 1978, je ne sais pas trop. Pour moi, toutes ces années de plomb furent les mêmes. Portées par les effluves de haschisch de ces pâles imitations de mon Ziad qui ont envahi mon appartement et qui se croyaient des foudres de guerre, ces petits cons n’ont jamais atteint le degré de perfection de mon père. Portées par la musique enregistrée à la commande sur des cassettes BASF, avec des chanteurs d’outre-mer qui n’ont jamais connu la moiteur d’un été à Beyrouth. Portées par le sifflement des orgues de Staline qui soufflaient dans mon cou comme une mauvaise brise avant d’éclater en millions d’éclats de lumière. Tout cela était si grossier par rapport au travail d’orfèvre de Ziad.

 

Oui mais voilà, Beyrouth a effacé mon père comme elle a effacé les morsures des bombes. Pourtant, en grattant un peu, tout est encore là, tout est encore à portée de main pour celui qui veut voir et se souvenir. C’est trop facile de se mettre des œillères. En tout cas, moi, je suis encore là, à regarder par la fenêtre, de grosses larmes s’évadant de mon œil comme des coulées de lave. Je suis la mémoire de la ville. Retrouvez-moi, je vous raconterai tout.

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Nouvelle publiée dans Beyrouth sur écoute / Wiretapping Beirut (Amers Editions, 2011)

 

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