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Décembre 1961
Parce qu'on y parle de violence, de verre brisé et d'un attentat de l'OAS rue Mouffetard à Paris.
– Je connais ce pont. Cet endroit existe vraiment, n’est-ce pas?, demanda le plus âgé des deux individus qui se tenaient face à moi.
Il fallait bien que je commence à leur expliquer. Nous étions ici au début d'une histoire. A la fois très courte et interminable. Ils me regardaient sans vraiment comprendre. Derrière nous, la Seine charriait ses touristes. Au-dessus de nous, une rame de métro de la ligne 6 fit trembler notre perception du monde, l'espace d'un court instant. Il fallait que je les emmène loin d'ici, ce pont les perturbait trop. Il fallait que je les attire autrepart. Pour qu’ils se parlent enfin. En tout cas je devais essayer, je n’étais là que pour ça.
– Vous avez raison monsieur, dit le deuxième homme qui me faisait face. Cet endroit existe... ou a existé peut-être.
– Absolument, confirmai-je d'un ton sec. D’ailleurs, vous le connaissez déjà tous les deux. Vous ne vous en souvenez pas clairement, c’est tout. Pour l’instant, il faudra faire avec. Mais ne vous en faites pas, tout va vous revenir très vite. Maintenant, suivez-moi tous les deux. Je dois vous montrer le mouvement du monde.
Je les regardai. Droit dans les yeux. Ils n'y lurent rien. Mais ils n'avaient que moi pour les instants à venir, ils devaient me faire confiance. Ils n'avaient pas le choix. A ma droite, je sentis le souffle d'un cycliste passer et s'enfoncer dans la nuit. Nous nous mîmes en marche, filant le long du trottoir. Ils me suivirent sans dire un mot. Ils étaient deux. Deux hommes. D’Europe centrale, du Caucase ou même de plus à l’est. Si je n’avais pas su qui ils étaient en découvrant leur fiche respective avant d’arriver ici, je n’aurais pas été foutu de définir leur accent. J’eus l’impression qu’eux-mêmes tentaient de deviner l’origine des intonations de l’autre. Comme s’ils se méfiaient l'un de l'autre, juste par instinct. Cela sautait aux yeux. Ils étaient complètement déboussolés et n'aimaient pas cette incertitude et ce sentiment d'ignorance. Ils venaient de passer de l’autre côté du miroir. De mon côté du miroir.
Ils me suivaient tous les deux, en file indienne. Nous longeâmes le quai Branly, dépassâmes l’avenue de Suffren. Face à nous, la Tour Eiffel scintillait. Elle me sembla encore plus belle que la précédente fois où j'étais venu ici. C'était il y a dix ans, quelque chose comme ça. Sur le trottoir, à notre droite, une épaisse grappe d’Asiatiques se dirigeait vers ma jolie tour pour prendre des dizaines de photos qui finiraient sur Instagram. Sans plus d’ambition que ça. Je me retournai, les deux hommes me suivaient toujours. Ismaïl, le plus âgé, avec son front lisse et brillant d'expert-comptable, semblait peiner pour nous suivre. Je ralentis en voyant devant nous, à une centaine de mètres, les lumières du vieux manège tournoyer. C'était lui que je voulais. Et je savais qu'il serait là. C'est comme s'il avait toujours été là. En revanche, je ne savais pas comment j’allais m’y prendre pour qu’ils se parlent. Je n'avais aucun plan. J'improvisai.
– Ismaïl, laissez-moi vous présenter Azad. Azad, Ismaïl.
Ils ne répondirent pas, toujours les deux pieds sur la pédale de frein. Comme si l’un et l’autre avaient déjà trouvé un terrain d'entente sans le vouloir.
– Je vous ai réunis ce soir parce qu'il faut que vous arriviez à vous parler. Ça ne peut plus durer comme ça.
– On se connaît? Qui est-il?, demanda Ismaïl d'un geste du menton pour désigner Azad. Et que faisons-nous à Paris?
– Vous ne vous souvenez pas avoir travaillé ici, il y a longtemps?
– Si en effet, mais le reste est encore flou, concéda-t-il.
Azad semblait très réservé. Il ne cessait de regarder la paume de sa main comme s’il tenait quelque chose d’invisible qui lui brûlait les doigts.
– Et moi?, demanda ce dernier. Qu’est-ce que je fais là?
– Disons que vous êtes là tous les deux pour éviter de refaire les mêmes erreurs. Encore et encore.
– Que voulez-vous dire?, lança dare-dare Ismaïl.
– Bon, je vais essayer d’être simple et direct. Azad, vous, vous représentez tout ce qu’Ismaïl déteste. Et l’inverse est aussi vrai. L’un et l’autre, vous vous accusez d’être le terroriste de l’autre. Dites-vous bien une chose tous les deux: je l’ai vu au Liban ou au Rwanda. Et dans plein d’autres endroits où les hommes se sont entretués et où ils n’arrivent toujours pas à se parler. Nous sommes tous le faux témoin de l’autre. Personne n’a totalement raison, l’autre n’a jamais totalement tort.
– Vous pouvez être plus précis?, intima Ismaïl qui semblait perdre patience. Il retrouvait peu à peu son assurance de donneur d'ordres.
– Bon. Vous Ismaïl, vous êtes Turc. Vous Azad, vous êtes Arménien.
– Qu’est-ce que cela veut dire?, se défendit Azad. Ismaïl scruta le jeune homme avec un mépris prononcé.
– Ce que cela veut dire, c’est qu’à cause de vous deux, à cause de ceux qui vous ont précédé et de ceux qui vous ont succédé, vous n’êtes pas foutus de vous parler. Je voulais juste attirer votre attention sur un détail: vous n’êtes que des voisins de palier sur cette planète. Rien de plus.
– Pourquoi nous?
– Parce que vous êtes des symboles tous les deux. Faut que vous le sachiez, si jamais personne ne vous l'a dit: tout le monde vous a oubliés aujourd’hui. Tout le monde se fout complètement de vos histoires! L’humanité entière a presque oublié votre petite querelle. Pourtant, vous, vous vous croyez monstrueusement importants, vous n’arrivez pas à dépasser vos différends. C'est quand même dingue de se détester à ce point quand on sait qu’il n’y a qu’une petite chaîne de montagne entre vous?
– Pourquoi nous deux?, répéta Azad.
– Vous Azad, vous êtes mort à Paris, dans un appartement de la rue Bleue. C'est joli comme nom, ça, pour une rue... La rue Bleue. Bref, une mauvaise manipulation, et vous avez fait exploser votre bombe dans l’immeuble où vous prépariez un attentat avec d’autres membres de votre petite brigade révolutionnaire de merde.
– Et moi?, demanda Ismaïl inquiet.
– Vous, monsieur l'ambassadeur, très chère Excellence… Azad ici présent n'est autre que votre assassin. Quelques mois avant de jouer au con avec sa bombinette, il vous avait abattu sur le pont de Bir-Hakeim, là où nous nous sommes retrouvés il y a dix minutes.
Azad semblait n'écouter que d'une oreille. Il fixait toujours sa main droite, et commençait à voir se dessiner l’empreinte de la crosse du pistolet automatique qu’il avait utilisé le 24 octobre 1975 pour tirer sur Ismaïl. Deux balles dans le torse. Une balle dans la tête. Pareil pour le garde du corps.
– Où sommes-nous exactement?
– Vous êtes actuellement dans mon rêve. Même morts, vous êtes dans mon rêve.
– Et vous êtes qui, vous?, demanda Ismaïl.
– Je ne suis qu’un passeur. Je n’ai qu’un rôle: que vous vous défassiez de vos oripeaux.
– Cet homme-là n’est qu’un terroriste.
– Et vous, vous n’êtes qu’un tyran, pesta Azad. Le génocide, ça vous dit quelque chose?
– Voilà, nous y sommes… C'est ce genre de bêtises, de provocations, qu'il faut arrêter maintenant. Vous, vous considérez que votre peuple a été massacré par le peuple d’Ismaïl. Amen. Et vous Ismaïl, vous campez sur vos positions et considérez tout ce qui est contre votre politique comme «terroriste». Vous voulez que je vous dise: vous êtes le conflit israélo-palestinien du pauvre. Vous vous rendez compte que ce que vous dites, ce que vous faites, que tout ça ne sert à rien? Vous êtes le problème et la solution en même temps. Putain, cette solution, elle saute aux yeux de tout le monde! Et y’a vraiment que vous pour ne pas la voir… Vous n'avez donc aucunement envie d'en finir avec tout ça?
– Vous attendez quoi de nous, au juste?, se risqua Azad.
– C'est très simple. Dès que nous nous séparerons tous les trois, vous irez peupler les rêves de vos semblables et planterez dans leur esprit cette idée simple qui n'est pas aussi saugrenue que ça. Vous êtes frères... Disons des cousins, pour ne pas vous froisser. Et que vous vous devez le pardon, que vos conneries doivent s'arrêter.
– Qui vous envoie? C'est Dieu? C'est tout ce qu'il a trouvé comme solution?, ironisa Ismaïl.
– Votre cynisme ne sert à rien. Colonisez les rêves des autres, passez le message. Il n'y a que les rêves qui peuvent changer le monde.
Je les fixai en silence. Puis je répétai ma dernière phrase plusieurs fois. L'un et l'autre m'écoutaient et regardaient bien au-delà de moi. Par-dessus mes épaules. Hypnotisés. Derrière à quelques mètres, le manège tournait et tournait encore. Et rien n'aurait pu et ne pourrait l'empêcher de tourner. Azad et Ismaïl commencèrent enfin à comprendre le mouvement du monde.
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Très librement inspiré du film Inception de Christopher Nolan (2010).